TYPES ET DOMAINES

Julio de la Fuente (ES)

architecte, urbaniste et membre du comité technique d'Europan
Gutiérrez-delaFuente Arquitectos, Madrid (ES) - www.gutierrez-delafuente.com

Cet article, réalisé pour le catalogue de résultats Europan 15, tente de répondre à une question : de nos jours, de nombreux territoires souhaitent atteindre un niveau d’intensité et de réelle diversité des usages, notamment avec des activités productives. Mais peut-on considérer l’artisanat, composante essentielle de la ville préindustrielle, comme une solution pour améliorer nos environnements à l’ère du tout numérique ? Comment ancrer les usages de la prochaine économie à un tissu urbain existant ou à une zone rurale, en insérant des valeurs locales et en renforçant l’inclusion ?

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Types et domaines

 
…J’habitais dans une des rues les plus distinguées… Dans la maison où je vivais, on bouillait du sucre, ce qui créait une grande activité, de jour comme de nuit… Mon voisin de palier sur la droite était orfèvre, et à gauche, j’avais un chaudronnier. Il est aisé d’imaginer l’activité frénétique des charpentiers toute la journée, mais le martèlement et le tapotement… En face de chez moi, il y avait un fabricant d’éperons…
C’est ainsi que le poète allemand Johan Rist décrivait la vie en ville à Hambourg, au milieu du XVIIe siècle.

Aujourd’hui, nombreux sont les territoires qui souhaitent atteindre ce niveau d’intensité et de réelle diversité des usages, notamment avec des activités productives. Mais peut-on considérer l’artisanat, composante essentielle de la ville préindustrielle, comme une solution pour améliorer nos environnements à l’ère du tout numérique ? Comment ainsi ancrer les usages de la prochaine économie à un tissu urbain existant ou à une zone rurale, en insérant des valeurs locales et en renforçant l’inclusion ?

Selon Richard Florida, « le succès économique rural/urbain est associé à trois ‘T’ : Technologie, Talent et Tolérance. » Les projets repris dans cet article tentent de définir des processus pour créer un haut degré d’acceptation de nouveaux usages crédibles. Mais quelles sont les méthodes de fabrication de ces seuils de tolérance ?
Parmi les propositions primées, deux attitudes ressortent quant à la gestion de cette notion de la tolérance : les types et les domaines.
Les types traitent de l’implantation d’usages productifs crédibles à partir d’artefacts hybrides, associés à une architecture à petite et moyenne échelle et liés à l’espaces public et collectif, afin de compléter des fragments urbains à usage mixte. Dispositif puissant pour héberger des programmes innovants, les types soulignent le potentiel latent des usages pour le démarrage d’une nouvelle dynamique.
Les domaines sont liés à des structures de différentes natures : politique, socio-économique, spatiale, infrastructurelle ou naturelle. La condition des usages sous cette perspective est explorée pour générer des coalitions afin de stimuler prospérité et équité, en négociant les intérêts des propriétaires, des investisseurs, et des communautés, et en créant de nouveaux environnements circulaires à différentes échelles.

Types

STRUCTURE ET REMPLISSAGE
Quels usages spécifiques peut-on greffer dans un lieu pour qu’ils tiennent rôle d’intermédiaires entre « le besoin et l’envie » ? Le besoin réel d’un lieu Vs. l’envie provocatrice de l’ambition. Ces deux pôles se retrouvent souvent au sein d’un même projet à travers des configurations spatiales ouvertes et flexibles dans le but d’activer une évolution programmatique, dans la lignée de John Habraken et de sa théorie de la séparation des infrastructures physiques des bâtiments entre « structures et remplissage ».

Happy Valley (fig.1), un des projets mentionnés à Innsbruck (AT), dessine un hub dense d’activités le long de la rivière Inn, avec une série d’artefacts à coloniser avec le temps à travers un programme mixte orienté vers le bien-être et mené par le secteur alimentaire. Ces « structures » se rattachent à l’espace public et sont connectées aux agences locales principales (l’université et l’hôpital) afin de garantir le flux programmatique à venir.
Projet mentionné à Oliva (ES), Even a brick wants to be something (fig.2), présente une collection d’espaces vides. Le pouvoir du vide est ici mis en exergue comme fil conducteur de la conception pour préserver les entrepôts industriels existants à travers une approche sensible des ambiances. La rénovation des séchoirs et des briqueteries soutient un plan productif à la recherche d’usages « dormants » à Els Rajolars. Le paradoxe entre densité et vide est réexaminé à travers une nouvelle relation avec la sphère publique

RICHESSE DES USAGES PRODUCTIFS
Une nouvelle lecture des activités productives, comme la logistique, la fabrication ou l’agriculture, pourrait engendrer la production de scenarii hybrides. La reprogrammation de la complexité du quotidien est un outil d’exploration du potentiel d’usages extrêmement spécialisés. L’espace collectif émerge alors comme arbitre pour assurer un meilleur équilibre entre production et consommation. Le changement culturel actuel vers les contextes « locaux » et technologiques offre de nouvelles conditions de visibilité pour le spectacle de la logistique et de la fabrication. Le nouveau marché aux poissons de Toyosu, à Tokyo, illustre cette variété de programmes publics organisés autour d’un espace de criée pour le thon.
Lauréat à Wien (AT), le projet Capability Mount (fig.3), propose un LAB en vue de définir une nouvelle identité urbaine capable de catalyser des situations mixtes, où production, distribution, consommation et habitat coexistent dans un environnement naturel. Une « cour linéaire » (linear hof) pose le vide comme spectacle de la logistique (en référence à Nina Rappaport dans « Vertical Urban Factory ») et comme la condition nécessaire pour impliquer le public dans les cycles de production, consommation et recyclage. Les conditions spatiales anodines de la logistique sont ici détournées pour devenir la colonne vertébrale du projet.

A une autre échelle, le projet mention spéciale à Uddevalla (SE), Plant Uddevalla (fig.4), entame un processus de régénération par la restauration des terres de paysages invisibles en plantant des arbres avec une sensibilité environnementale nouvelle. La première étape est une serre (une pépinière) encourageant un nouvel imaginaire du partagé et une vision d’un site de production pour le XXIe siècle. Un entrepôt peut-il nous marquer autant qu’une bibliothèque ?

Domaines

MEMOIRE DES PAYSAGES PRODUCTIFS
La mémoire d'un lieu, ses anciennes ressources naturelles et productives, peuvent être de puissants outils pour attirer de nouvelles dynamiques économiques. La production agricole et la fabrication de produits alimentaires peuvent s'intégrer en douceur dans une vision écologique d'un territoire, en tenant compte des différents cycles saisonniers, comme pour l'industrie touristique. Certaines équipes considèrent différentes échelles potentielles de superposition de nouvelles proximités, comme une cascade de boucles métaboliques.

Productive Memories (fig.5), lauréat à Oliva (ES), plaide pour une réactivation de l'identité territoriale endormie depuis des décennies. Le projet présente un plan d'action pour un processus étalé sur 20 ans de transformation écologique des anciens écosystèmes et sa logique de relance de l'activité économique locale. La colonne vertébrale de ce processus est la réactivation des cycles de l'eau et la régénération des sols, associée à la production alimentaire et à un programme pour les communautés locales et les touristes. L'espace public s’entend alors comme une grande exploitation agroforestière.

L'histoire productive est également le point de départ du projet lauréat à Visby (SE), A green settlement outside the wall (fig.6), où le plan de cité-jardin de 1934 et l'ancien paysage agricole du site inspirent une série de « recoins verts jardiniers ». L'activité agricole s’invite dans les cours collectives, qui adoptent un rôle morphologique dans une zone de logement poreuse. La production alimentaire attire un éventail diversifié de Food Labs et de petites entreprises reliées au principal acteur existant, le centre commercial.

L’USAGE ET LE VERBE
En l'absence de densité d'usages, une approche commune consiste à promouvoir des processus ascendants pour impliquer les citoyens comme source principale de la transformation. « L’usage en tant que verbe » dérive de « Housing as a Verb », l'essai de John Turner présentant l'échec du modèle conventionnel de prise de décision descendant dans le logement (« L’habitat en tant que nom »), par rapport à une approche plus ascendante dans laquelle les habitants peuvent créer leur propre environnement en relation étroite avec les opportunités économiques (« L’habitat en tant que verbe »).
Sur cette base, l'équipe lauréate à Verbania (IT) présente avec le projet Landscape In-Between (fig.7) un processus de transformation de la zone Acetati. Les architectes apparaissent ici comme les curateurs d'un plan ouvert et sans fin pour créer une nouvelle communauté appelée Lab Acetati. La première étape est l'appropriation du territoire par des pionniers et la coproduction d'un nouvel imaginaire collectif. Dans un second temps, la terre est organisée le long d'un corridor écologique, une promenade productive pour guider les prochaines phases et l'arrivée de nouveaux usages.
De même, Jalla! (fig.8), lauréat à Uddevalla (SE), explore la figure d'une « promenade rouge » linéaire et productive pour relier les différents fragments urbains, attirant des bâtiments hybrides avec une fabrication locale, et activant l'engagement de la communauté autochtone.

L’INFRASTRUCTURE DES INFRASTRUCTURES
La ségrégation urbaine est un facteur d'inégalité, et les activités productives pourraient jouer un rôle prédominant dans le rapprochement des différentes réalités. De nouveaux modèles d'organisation permettent à la prochaine économie de se développer. Une série d'infrastructures abstraites émerge comme faisant partie intégrante du domaine public pour servir d'intermédiaire entre les agences de gouvernance technocratiques et émancipatrices. C’est la « cuisine » de nos territoires, l'infrastructure des infrastructures.

En réponse à la ségrégation fonctionnelle d'un plan moderniste archétypal, Hartland (fig.9), lauréat à Rotterdam Groot IJsselmonde (NL), dévoile un nouveau modèle pour une cité-jardin du XXIe siècle : un pilote pour une banlieue socialement inclusive et connectée à son paysage, un plan d'ingénierie sociale basé sur un fonds de solidarité et incorporant un écosystème de sociétés de logement à but non lucratif, de voisins et d'entrepreneurs. Le déclencheur du processus est une structure public-privé opérationnelle, suivie par les premiers investissements en équipements et espaces publics. Ensuite, un catalogue diversifié de parcelles se développe à partir de différentes formes de propriété et d'activités économiques en vue d’une banlieue productive tournée vers l'avenir.
Ecological Magnets, mentionné au Pays de Dreux (FR), explore également une méthodologie pour un nouveau paysage rural productif. Le projet-processus repose sur un système de mutualisation d’entreprises pour un modèle de campagne productive gérant les quatre écologies de la région. La méthode consiste en une séquence de quatre étapes dans le temps : structurer le terrain, partager les usages communs, échanger les flux et mutualiser les activités. Des tests sont effectués dans les trois villages sur base d’usages spécialisés, avec une cantine bio collective à Tremblay-les-Villages, des villas productives à Brezolles, et un pôle R&D de bio-production à St-Lubin-des-Joncherets.

Corridors et océans

Les percées intellectuelles traversent plus facilement les corridors et les routes que les océans et les continents” - Ed Glaeser.
Ce n'est qu'en trouvant les liens manquants entre les corridors et les océans, entre les types et les domaines, qu'il nous sera possible de développer des modèles urbains et ruraux inclusifs, où les usages productifs peuvent à nouveau jouer un rôle essentiel et assurer la prospérité pour tous.
Les nouvelles proximités peuvent-elles devenir le point de départ d'un meilleur équilibre entre vie et travail ?