L'ARCHITECTURE URBANISTIQUE COMME RÉPONSE AUX CONDITIONS INCERTAINES

Socrates Stratis (CY)

architecte, urbaniste, Docteur, Professeur agrégé Dpt Architecture Université de Chypre

Pour l’auteur, membre du comité scientifique d’Europan, imaginer des «villes adaptables» consiste à intégrer l’incertitude et l’irrésolution dans la conception urbaine afin de favoriser paradoxalement la continuité et la cohésion urbaine.
Cet article fait partie du Catalogue des résultats Europan E12, publié par Europan Europe en juillet 2014.

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L’architecture urbanistique comme réponse aux conditions incertaines

 
Le concept de « ville adaptable », qui est le thème du concours Europan 12, vise à défendre les solutions créatives comme réponses à l’incertitude et à l’indécision dans la conception urbaine. En effet, tel est le défi de l’architecture qui cherche à renouer avec l’urbanisme afin de favoriser la continuité et la cohésion. Nous qualifions cette pratique d’« architecture urbanistique » ou d’« urbanisme architectural » (pour la 1ère : Dana Cuff et Roger Sherman, rédacteurs, “Fast-Forward Urbanism: Rethinking Architecture’s Engagement with the City”, Princeton Architectural Press, 2011; pour la 2nde : Pascal Amphoux, “ La logique du tiers à l'épreuve du projet urbain”, Livre du thème Europan 6 : Entre villes, 2001). En replaçant Europan à l’échelle de certaines références « maison » (Europan) ou « outre-mer » (à l’étranger), nous allons découvrir les principes stratégiques aboutissant à des continuités urbaines qui ne reposent pas sur la continuité tangible de l’environnement bâti ou sur tout autre plan global, et offrir des solutions alternatives aussi bien en ce qui concerne la « poésie de la fragmentation » (Bernard Reichen, “For a Sustainable Urban Debate”, Livre du thème Europan 6, 2001) que l’approche incontestable par plans directeurs. En effet, les résultats du concours Europan 12 pourraient enrichir un débat international pertinent. L’analyse des douze projets primés sur sept sites, portant sur le sous-thème « Entre-temps », va démontrer comment leur approche stratégique aborde la transition en tant qu’élément d’incertitude perpétuel. Les sites en question sont les suivants : Wien-Kagran en Autriche ; Seraing en Belgique ; Donauwörth en Allemagne ; Vila Viçosa au Portugal ; Kuopio en Finlande ; Assen aux Pays-Bas et Rouen en France.

Sites « à l’arrêt »

« Les villes ressemblent à un arrêt sur image : il ne se passe rien pendant des périodes interminables quand, tout à coup, un environnement bâti apparaît sous nos yeux, comme si nous avions actionné l’avance rapide... une série discontinue qui transforme le paysage dans une séquence perturbante d’images...» (Cuff & Sherman,2011)

Bien que cette citation ne s’applique pas encore pleinement aux villes européennes, il est évident que les sites « à l’arrêt » deviennent de plus en plus fréquents dans les différentes sessions du concours Europan. Il s’agit dans la plupart des cas, de sites abandonnés, marginalisés, en fin de cycle de vie. Plus loin, nous verrons que ces sites sont également de plus en plus liés à l’économie en dents de scie des municipalités et des gouvernements. Une critique récurrente du concours Europan concerne les villes qui soumettent à l’étude des sites « à l’arrêt », où "rien ne se passe pendant des périodes interminables", et demandent à de jeunes architectes inexpérimentés, devenus des architectes-paysagistes et urbanistes, d’ « aboutir à un environnement bâti en actionnant l’avance rapide ». Néanmoins, Europan est effectivement devenu l’une des rares plateformes européennes capables de résoudre ces questions complexes, qu’il n’est apparemment pas facile d’aborder avec le mode opératoire habituel des municipalités. Souvent, les projets innovants peuvent réussir à mobiliser les acteurs urbains grâce à un éventail de possibilités et l’apport d’un « virus » de créativité à l’image routinière de la ville. Habituellement, la rédaction du cahier des charges pour chaque site amorce de telles innovations, comme nous le verrons plus tard en analysant le sous-thème « Entre-temps » d’Europan 12.

TROIS SITES « À L’ARRÊT » PRÊTS POUR UNE AVANCE RAPIDE :
Le site de Wien-Kagran, en Autriche (fig.1), est une zone coincée entre deux grandes infrastructures ferroviaires. Il s’agit d’une zone quelque peu fragmentée, mais avec un bon accès routier renforcé par le magasin IKEA adjacent. Le besoin de la municipalité de Vienne d’accueillir un afflux croissant de population fait augmenter la pression pour installer des logements dans cette zone. À Seraing, en Belgique (fig.2), la fermeture de l’usine sidérurgique a provoqué l’ouverture de la région au développement local du logement, sur la base d’un plan directeur élaboré par la ville pour faire face à la future pression dans le domaine du logement urbain. À Donauwörth, en Allemagne (fig.3), la municipalité a récemment été informée de la fermeture prochaine de la base militaire adjacente, ce qui soulève la question de savoir que faire avec un site dont l’échelle est gigantesque par rapport au centre historique. La municipalité est à la recherche d’un concept solide au développement progressif qui intégrera les bâtiments militaires existants.

QUATRE SITES EN « ARRÊT PROLONGÉ » :
Vila Viçosa, au Portugal (fig.4), fait partie d’un territoire plus vaste, mis à l’écart et abandonné après le déclin des industries marbrières. La municipalité est à la recherche de nouveaux moyens de recycler le site existant, en dépit de l’absence apparente de dynamique urbaine. À Kuopio, en Finlande (fig.5), il s’agit d’une école et d’un ensemble d’installations sportives en fin de cycle de vie, situés sur un site coupé du reste de la ville par des lignes de chemin de fer. La municipalité semble perplexe quant à l’avenir de cette zone, mais reconnaît la nécessité de la reconnecter à la ville. À Assen (fig.6), mais aussi, à cause de la crise économique, partout ailleurs aux Pays-Bas, la municipalité renonce à la politique de plans directeurs de grande envergure, avec un calendrier fixe, au profit de projets à plus petite échelle, liés à la demande du marché. À Assen, plus particulièrement, le défi est de trouver comment utiliser une telle approche pour convertir une ancienne zone industrielle en quartier résidentiel. La municipalité souhaite introduire des constructions-types (lotissements ou immeubles d’habitation) dans des endroits stratégiques, afin d’en amorcer le développement. Le site de Rouen, en France (fig.7), est une zone mixte, à la fois industrielle et résidentielle, située en bord de Seine. Le cahier des charges vise à l’insertion de processus à différentes échelles relatives au site, tels une gare qui le reliera au réseau ferroviaire d’ici dix ans, ou un aménagement urbain le long de la Seine, ainsi que des connexions traversant le site et reliant les deux rives de la Seine en passant par l’île Lacroix.

LA TRANSITION EN TANT QUE DÉFI DE L’ARCHITECTURE URBANISTIQUE
À notre grande surprise, nous constatons que les conditions d’incertitude, d’instabilité et d’indécision font partie de l’urbanisme depuis le début de l’ère moderne (Eve Blau et Ivan Rupnik, “Transition as Condition, Strategy, Practice”, Harvard University, Actar, Barcelone, 2007). Le « Projet Zagreb », initié par les mêmes auteurs, traite explicitement la question de la façon dont l’architecture et l’urbanisme peuvent fonctionner efficacement et de manière innovante dans des conditions d’instabilité. Ils introduisent la notion de transition comme un état perpétuel d’instabilité, avec des résultats incertains, et non pas comme un passage d’un état stable à un autre. Ils étudient comment l’architecture fonctionne dans de telles conditions et – plus intéressant encore – ils trouvent de nouvelles formes architecturales, engendrées par de telles conditions transitoires. Ils montrent comment l’architecture passe de la forme urbaine à la pratique urbaine, en attribuant un rôle de premier plan à l’action. Ces résultats montrent comment les architectes et les urbanistes du Zagreb du XXe siècle ont développé de nouvelles stratégies pour engager une transition créative et ouverte, afin d’intégrer l’état d’indécision. Ils ont montré comment les projets architecturaux récupèrent les objectifs non réalisés des plans directeurs partiellement mis en œuvre. Ils ont également souligné la valeur ajoutée des projets architecturaux qui préparent le terrain pour l’émergence de projets ultérieurs.

Cependant, une inquiétude et une frustration émanent de la communauté architecturale nord-américaine concernant le désengagement de l’architecture vis-à-vis du développement urbain, en raison de l’instabilité croissante associée à la prédominance du développement urbain privatisé. Même si les villes européennes (en particulier celles d’Europe du Nord-Ouest) poursuivent toujours activement des « plans de continuité urbaine » (Bernard Reichen, “For a Sustainable Urban Debate”, Livre du thème Europan 6 : Entre villes, 2001), l’instabilité, doublée d’un développement urbain privatisé, est en hausse. En étudiant la nature stratégique du réengagement de l’architecture vis-à-vis de la ville, dans un milieu urbain qui diffère de celui de l’Europe occidentale mais présente de plus en plus de similitudes, nous pourrions donc alimenter le débat du concours Europan. En outre, en contribuant à cette approche stratégique à travers des projets mis en pratique par Europan, nous pourrions démontrer de manière convaincante et à un public plus large la pertinence théorique et pratique de la riche production architecturale d’Europan.

Le concept d’« urbanisme accéléré », introduit par Cuff et Sherman, est né de cette frustration, de la recherche de nouvelles façons d’associer architecture et urbanisme. En fait, l’« urbanisme accéléré » avance les quatre affirmations suivantes : d’abord, nous ne pouvons pas compter sur la continuité physique du cadre bâti ; ce n’est donc qu’en créant des coupes franches que l’architecture et la ville pourraient se soutenir mutuellement. Deuxièmement, la création de coupes franches implique la capacité à intégrer une conception avec une portée stratégique conforme au système d’exploitation urbain des villes existantes ; en d’autres termes, une connaissance approfondie de la façon de fabriquer la ville est cruciale dans la pratique architecturale. Troisièmement, laisser se dérouler des activités ascendantes quotidiennes dans la ville peut s’avérer très utile pour comprendre comment cette dernière évolue organiquement, en faisant des petits pas soutenus quotidiennement par l’urbanisme. Toutefois, cela ne suffit pas au développement urbain, car les flux de capitaux sont généralement descendants, provenant à la fois des fonds publics, et de plus en plus souvent de financements privés. Quatrièmement, afin d’éviter une division simpliste entre les approches descendante et ascendante, l’architecte urbaniste doit jouer un rôle plus important en tant qu’agent double, dont les intérêts coïncident tantôt avec ceux du client (municipalité ou investisseur privé), tantôt avec ceux des personnes concrètement touchées par la réalisation du projet.

La recherche de nouvelles formes d’engagement architectural vis-à-vis de la ville est une préoccupation du concours Europan, qui s’exprime à la fois à travers les articles publiés dans les catalogues des différentes sessions et à travers les projets lauréats. La notion d’échelle d’« architecture urbanistique », issue des débats d’Europan, relève plus du mode opératoire que de l’étendue géographique et se réfère à la façon dont l’architecture peut s’engager vis-à-vis de la ville (Rebois, Reichen, “The European City and the urban-architectural scale”, Catalogue des résultats Europan 5, Paris, 1999). En 2001, Pascal Amphoux a introduit la notion d’« architecture urbanistique », s’écartant des préoccupations typomorphologiques de l’« architecture urbaine », dans un article intitulé « La logique du tiers à l'épreuve du projet urbain » en lien avec le catalogue de la session Europan 6, intitulée « Entre villes ». En fait, le terme « architecture urbanistique » a été inventé pour lancer à l’architecture le défi de devenir un moyen de fabriquer la ville du point de vue de son évolution et de sa dynamique, plutôt que de celui de sa forme (Amphoux, 2001). En outre, l’architecture urbanistique introduit la notion de désordre en tant que facette légitime du processus de conception. Les projets deviennent des instruments de gestion du désordre ; en d’autres termes, ils opèrent dans un état de transition, tel que celui défini par Blau et Rupnik dans « Projet Zagreb ». Le passage de l’architecture en tant que forme urbaine à l’architecture en tant que pratique urbaine permet aux équipes une réflexion stratégique au niveau trans-contextuel (physique, temporel et pragmatique), afin d’orienter leurs interventions dans un milieu urbain de plus en plus incertain. Amphoux a ouvertement fait appel aux jeunes participants d’Europan 6 pour constituer des territoires hybrides, à travers l’articulation de trois niveaux : la fonctionnalité, la socialité et la sensibilité.

L’incertitude est en effet la condition fondamentale de la stratégie, tout comme l’agilité est son mode de fonctionnement (Eve Blau, City as Open Work, extrait de l’introduction au “Project Zagreb” in “Insidious Urbanism”, Tarp Magazine, Pratt Institute, NYC, 2011). Eve Blau définit la stratégie comme l’acte de préparation d’un plan d’action qui prévoit une série de contre-attaques possibles. Nous retiendrons également du « Projet Zagreb » que l’état de transition, qui est un facteur présent dans la plupart des projets Europan 12 en cours d’étude, est capable d’engendrer de nouvelles formes d’architecture. Par conséquent, même dans les conditions les plus financièrement confortables et dans des lieux à forte pression urbaine, comme à Wien-Kagran (AT), nous devrions puiser dans les projets d’Europan 12 ces nouvelles formes d’architecture qui incluent la gestion de l’incertitude. Nous découvrons, dans le cadre du concours Europan, un grand nombre de projets innovants qui font appel à ces nouvelles formes d’architecture et qui cherchent à s’éloigner de la certitude et de la rigidité des plans directeurs, au profit d’une architecture qui s’engage en faveur d’une ville en transition. Dans la plupart des sessions d’Europan, les participants ont évoqué l’incapacité de la planification stratégique à résoudre les problèmes urbains complexes et incertains. Par exemple, dans le cadre d’Europan 12, l’équipe mentionnée à Donauwörth (DE), pour son projet Ville multiple, affirme qu’« une culture de planification intégrée et ouverte ne peut être définie dans un plan directeur standard », tandis que l’équipe lauréate à Vila Viçosa (PT), avec son projet Entre paysages, critique le plan d’urbanisme en place qui n’aborde pas la question temporelle et part dans la mauvaise direction en se basant sur l’abstraction géométrique. L’équipe mentionnée à Rouen (France), pour son projet On the move, indique que « Les pratiques actuelles de planification directrice sont enracinées dans des méthodologies rigides et statiques qui font qu’il est très difficile pour les citoyens, les architectes, et donc pour l’ensemble des parties prenantes, de s’adapter... ».

Les stratégies de déploiement de contenus de projets et de processus de réalisation

La stratégie est en fait le mode de fonctionnement que choisissent d’employer la plupart des équipes lauréates afin de déployer à la fois le contenu du projet et les méthodes de réalisation adaptées aux changements. En nous basant sur des exemples « maison » et « étrangers » de réflexion stratégique autour de la transition, nous présentons quatre stratégies qui éclairent les approches utilisées dans les douze projets primés. Notre analyse pourra enrichir les pratiques de l’architecture urbanistique. Plus exactement, les stratégies sont les suivantes : a. Incrémentalisme révolutionnaire, b. Cheval de Troie, c. Déploiements massifs, d. Écosystèmes malléables.

LA STRATÉGIE DE L’INCRÉMENTALISME RÉVOLUTIONNAIRE
L’incrémentalisme révolutionnaire est une stratégie de conception qui utilise l’accumulation comme moyen de catalyser le changement, tout en intégrant un caractère urbain et une identité dans le processus. L’incrémentalisme associe le changement révolutionnaire à une stratégie évolutive (Cuff & Sherman, 2011). Une telle approche peut susciter l’intérêt des investisseurs et introduire progressivement des changements dans les habitudes des acteurs du projet. L’incrémentalisme n’est déployé qu’à l’échelle d’un projet et fait rarement partie de politiques classiques municipales à plus grande échelle.

L’incrémentalisme est multiforme et se présente généralement comme un ensemble d’actions. Il intervient souvent en partie sur la surface (sol) et en partie sur les bâtiments. Sa capacité à produire un changement radical, dans le cas des projets Europan 12 en question, dépend de la façon dont les parties de cet ensemble sont combinées et de la diversité des programmes qui leur sont attribuées. Le premier groupe de quatre projets reflète une telle approche : dans le projet mentionné à Wien-Kagran (AT) (fig.8), En pointe !, l’incrément correspond à une typologie de structures résidentielles avec des ouvertures arquées au rez-de-chaussée (en référence à l’approche typologique de la ville d’Aldo Rossi, explicitement mentionnée par l’équipe dans son interview avec Europan Europe). La surface est le sol, affecté de façon ouverte à diverses activités publiques et collectives. En fait, comme l’indique l’équipe, « la planification programme la surface ». L’aspect révolutionnaire de l’incrémentation réside dans sa multi-temporalité. La surface semble être sensible à des changements imprévus, invitant la ville dans le projet, tandis que le cadre bâti de référence permet de maintenir une structure solide et d’orienter la programmation de la surface.

Dans le cas du projet Nature urbaine, mentionné à Assen (NL) (fig.9), l’élément bâti de l’incrément est composé de trois volets : la redéfinition du tissu bâti, les nouvelles barres résidentielles formant des ensembles en L ou en U, et enfin les infrastructures, plutôt petites et rectangulaires, avec une programmation d’activités à usage collectif. La surface de l’incrément est programmée avec des activités à petite échelle, s’étendant jusqu’au plan d’eau, et répartie entre les domaines collectif et public. L’aspect révolutionnaire contenu dans ces éléments incrémentiels réside dans les types de proximité qui s’installent, d’une part, entre les éléments construits et, d’autre part, entre l’ensemble de ces éléments et le sol, aménagé par ce que l’équipe qualifie de jardins « flottants ».

Dans le cas du projet On the move, mentionné à Rouen (FR) (fig.10), la partie bâtie de l’élément incrémentiel est liée à une approche « prototypologique » qui attribue une grande diversité de programmes à différents objets. Le sol est traité avec cette même approche « prototypologique », créant ainsi des ensembles d’environnement bâti. L’aspect révolutionnaire réside à la fois dans cette proximité « à la carte » entre les bâtiments et la surface, ainsi que dans les « nuages » et les « règles », c’est-à-dire dans la capacité à détecter les changements dans les proximités assignées (les « nuages ») ou de réajuster ces proximités à travers des « référendums » fréquents (les « règles »). Ce que nous trouvons ici est en fait une sorte d’incrémentalisme révolutionnaire démocratique.

L’équipe du projet lauréat à Donauwörth (DE) (fig.11), Terre préservée, applique la stratégie de « l’incrémentalisme révolutionnaire » non pas à la gestion du « jeu de mesures » constituant l’élément incrémentiel, mais au déploiement de ce « jeu de mesures » à travers la logistique. En d’autres termes, l’équipe profite de l’accumulation de transformations très progressives et fragmentées du camp militaire abandonné. Dans ce cas, la partie bâtie de l’élément incrémentiel est représentée par les bâtiments existants réutilisés. La surface correspond au terrain non bâti existant, qui acquiert un caractère sacré et demeure intact grâce à la préservation des surfaces plantées actuelles. L’aspect révolutionnaire réside, dans ce cas, dans les nouvelles proximités engendrées à la fois dans la partie bâtie entre les structures existantes et celles nouvellement introduites, et dans la façon dont la surface « sacrée » s’infiltre dans, sous ou le long des bâtiments hybrides.

LA STRATÉGIE DU CHEVAL DE TROIE
Par stratégie du cheval de Troie, nous entendons que notre vision d’un projet ne correspond pas nécessairement à la réalité. En d’autres termes, les équipes utilisent des stratégies d’infiltration en « détournant » en partie la nature de leur projet. En fait, elles reconnaissent le rôle intermédiaire de la forme en tant que catalyseur qui produit de la valeur par ses qualités performatives (Cuff & Sherman, 2011). Dans de tels cas, l’architecture recouvre la possibilité de jouer un rôle urbain complexe, traditionnellement attribué à l’urbaniste, en tant qu’instrument de connectivité pour la ville en devenir.

Dans le projet Kaléidoscope, mentionné à Wien-Kagran (AT) (fig.12), nous sommes confrontés à un ensemble urbain typique et assez bien réussi, mais nous disposons aussi d’une « valise » urbaine très pratique pour s’infiltrer dans un environnement « ennemi », telles que les activités commerciales à grande échelle du site en question. Cette « valise urbaine » est en fait une infrastructure déguisée, qui prend la forme d’un ensemble de bâtiments à usage multiple, dont la géométrie permet d’alterner entre bureaux, commerces et espaces de stationnement. Un terrain privé artificiel, situé sur la partie supérieure de cet ensemble, sert à accueillir le programme résidentiel qui s’étend jusque dans le bâtiment.

Dans le cas du projet Somewhere over the train flow, mentionné à Kuopio (FI) (fig.13), nous avons une structure bâtie linéaire et assez dense, mais également un pont multi-usage qui passe au-dessus de la voie ferrée et relie le site du projet à la zone adjacente. Sa singularité réside aussi dans le fait qu’il est positionné de façon horizontale par rapport à la voie ferrée, et non verticalement, comme on pourrait s’attendre dans le cas d’un pont. La porosité du rez-de-chaussée des bâtiments permet un passage transversal au-dessus de la voie ferrée grâce à un grand espace public linéaire.

«...Le bâtiment vise à faire connaître le site et le processus de transformation » affirme l’équipe lauréate à Assen (NL) (fig.14), avec son projet Affronter le présent, mais également le cahier des charges du projet lui-même. Dans le cas en question, nous sommes face à un ensemble résidentiel linéaire, mais aussi une infrastructure polyvalente qui redéfinit le canal existant, en le transformant partiellement en un petit port avec des bateaux privés. En outre, elle sacrifie son toit au profit d’un parking accessible par des ascenseurs à commande électrique, soulignant davantage sa qualité de « cheval de Troie ». Sa structure linéaire durable cherche à fonctionner comme la « maison évolutive » de Renzo Piano (cf. interview de l’équipe), ouverte à tous les usages de ses futurs utilisateurs.

Le projet de l’équipe mentionnée à Vila Viçosa (PT) se présente sous la forme d’une Réunion Tupperware (fig.15), sur fond d’un grand espace public linéaire, couvert en partie par un auvent élaboré. Cette « réunion » est un exemple de la façon dont fonctionne l’infrastructure. L’équipe cherche à attirer l’attention sur le site et à favoriser le processus de transformation par des événements, d’une manière qui rappelle le champ infini de Superstudio dans les années 1970 et les systèmes relationnels de la « barbecue party » de SANAA. Cependant, la proposition d’insertion de nouveaux bâtiments semble redondante, compte tenu de l’inoccupation actuelle du parc immobilier du site.

DÉPLOIEMENTS MASSIFS
Dans ce groupe de projets, nous nous penchons sur les méthodes proposées par les équipes pour la réalisation de leurs projets. Le fait est que toute intervention dans un état de transition fait perdre confiance en l’exactitude des réalisations futures par rapport à leur concept d’origine. De plus en plus, au cours des sessions du concours Europan, les équipes formulent à la fois le contenu et le processus de réalisation, à travers des scénarios alternatifs, des plans et des feuilles de route. Nous pouvons voir que de telles approches apparaissent clairement dès la sixième session d’Europan dans l’article d’Amphoux mentionné précédemment, où il introduit une définition du contexte complexe du projet qui porte sur l’interaction entre le « quoi » et le « comment » au cœur de l’« architecture urbanistique » (aspects physiques, temporels et économique du contexte du projet). Une approche similaire a également été introduite par l’auteur d’une étude des résultats du concours Europan 5 (Socrates Stratis, “A project based action in an urban-architectural scale”, in “The new conditions of the urban project”, – Les nouvelles conditions du projet urbain – sous la direction d’Alain Charre, éditions Mardaga, Belgique, 2001).

En examinant les projets de la douzième session du concours Europan, nous voyons comment ils développent un ensemble complexe, en multipliant les éléments temporels dans le projet, éléments qui deviennent des mécanismes de création de valeur ajoutée. En d’autres termes, un va-et-vient perpétuel entre le « quoi » et le « comment » permet de maintenir un aspect spécifique, tout en préservant le côté ouvert. Le groupe « Déploiement massif » est composé du projet lauréat, Que m’Anquetil ?, à Rouen (FR), du projet mentionné, Ville multiple, à Donauwörth (DE) et du projet lauréat, Entre paysages, à Vila Viçosa (PT).

La multiplication des éléments temporels commence par la mise en évidence des temporalités existantes, invisibles d’après les plans, des temporalités des zones plus larges, urbaines ou naturelles. Parfois, celles-ci peuvent être identifiées tout simplement grâce aux synergies entre les différents professionnels qui composent les équipes, comme c’est le cas pour certains sites du concours Europan 12 : les pratiques traditionnelles des architectes paysagistes et des urbanistes sont combinées à celles des architectes.

En fait, les programmes et les usages intègrent ces temporalités qui façonnent les projets lauréats. La façon novatrice d’appréhender les usages et les espaces issue du projet lauréat à Rouen (FR), Que m’Anquetil? (fig.16), fait ressortir une approche différente de celles que nous avons l’habitude de voir dans le cadre des projets Europan. Nous nous rendons compte que les événements temporels ne sont pas uniquement des « périodes-tampons » permettant d’attendre l’aboutissement du projet, mais qu’ils deviennent des agents actifs et précieux qui font intervenir de nouveaux acteurs sur le site, influençant ainsi son avenir de façon active. Ils déclenchent des mouvements sur les sites « à l’arrêt », en leur conférant une valeur ajoutée qui, à son tour, fait naître de nouvelles opportunités. Nous pouvons citer ici un projet lauréat emblématique, La ville plus près, primé lors de la session Europan 9 à Bordeaux (FR), qui devait être développé à partir du site à travers un agencement habile d’usages novateurs.

Pourquoi attendre encore dix ou vingt ans pour bénéficier d’une nouvelle dynamique urbaine, issue de la connexion au réseau ferroviaire ? Agissons tout de suite ! Commençons par exploiter la temporalité de la ville existante pour infiltrer ensuite le site insulaire, en réunissant les réseaux existants de mobilité douce et en offrant un cadre de vie attractif sur le bords de Seine (Que m’Anquetil ?, projet lauréat, Rouen (FR)). Dans le cas du projet Ville multiple, mentionné à Donauwörth (DE) (fig.17), nous observons une polarité créée grâce à la reconnexion du site du camp militaire démantelé aux infrastructures de transport de l’archipel urbain. Grâce à cela, le projet devient un dispositif de gestion des flux urbains. Ce dispositif permet de surmonter les problèmes liés à la trop grande différence d’échelle entre la ville et le site du projet, grâce à une rampe rouge qui ressemble à un ruban. Dans le projet Entre paysages, lauréat à Vila Viçosa (PT) (fig.18), le site du projet abandonné est soutenu par un éventail d’interventions « à la carte », déployées dans l’ancienne zone industrielle.

Les trois projets font appel à des territoires plus vastes pour pallier l’absence de dynamique urbaine. En d’autres termes, ils permettent de revitaliser les sites par le biais des temporalités quotidiennes des territoires adjacents, auxquelles s’ajoutent les temporalités historiques des sites eux-mêmes. Cette hybridation des temporalités apporte une valeur ajoutée aux sites.

Un autre moyen d’enrichir la panoplie des éléments temporels est de faire appel à des projets à conception ouverte, dans le cadre desquels des acteurs urbains novateurs sont invités à se joindre au « brainstorming urbain ». Dans le cas du projet lauréat, Que m’Anquetil ?, à Rouen (FR), l’équipe a fourni une matrice impressionnante de connexions entre les instigateurs du projet (la municipalité, la SNCF, le conseil régional, etc.) et les acteurs urbains (particuliers, associations, écoles d’architecture, d’art, de communication et de publicité, le ministère de la Culture, etc.), à travers des approches novatrices en ce qui concerne les usages et la gestion de l’espace. La nature de ces usages et de ces espaces peut être éphémère ou évolutive, temporaire ou permanente. Dans le cas de Ville multiple, le projet mentionné à Donauwörth (DE), le « brainstorming urbain » démarre avec l’ouverture d’un « magasin à idées » et se poursuit avec une série d’appels à contribution.

Dans ce dernier projet, le mode opératoire prend la forme d’un plan d’action très précis et détaillé. Une partie de ce plan consiste à créer une agence de développement formée par le conseil municipal. Comme pour les usages novateurs mentionnés ci-dessus, il est proposé d’investir le site avec des usages temporaires pendant les trois premières années. La « Ville anticipative », nom donné par l’équipe à cette nouvelle entité, qui résulte de la transformation de l’ancien camp militaire propose un cadre spatial solide pour la vie publique future, dans lequel sont facilement intégrées les potentialités, à travers des tactiques quotidiennes. Dans le cas de Rouen, l’équipe lauréate fournit un « cadre directeur d’actions » qui permet l’émergence continue de plans spécifiques à différentes échelles ; un cadre défini par l’équipe lauréate à Vila Viçosa (PT) comme un système, voire plutôt une matrice d’actions dynamiques, qui interagissent avec les citoyens et ouvrent de nouvelles perspectives d’intervention dans l’espace.

ÉCOSYSTÈMES MALLÉABLES
En fait, les équipes cherchent à faire partie des acteurs urbains impliqués dans la création de réseaux urbains qui soutiennent et maintiennent la ville. En d’autres termes, elles souhaitent participer à la formation d’écosystèmes urbains. Dans ce cas, « écosystème » renvoie à un ensemble plus ou moins stable de relations qui peuvent être maintenues au fil du temps et structurer la ville, relatives aux personnes et à la circulation des biens et des idées (Grahame Shane, “Urban Design Since 1945: A global Perspective”, John Wiley UK, 2011). Une telle définition de l’écosystème invite à toutes sortes d’hybridation entre milieu artificiel et milieu naturel. Les équipes, en effet, font appel à de telles hybridations afin de renforcer les nouvelles proximités entre les groupes et de permettre des combinaisons improbables de programmes et d’usages. Pour ce faire, elles étendent les limites des écosystèmes et introduisent de nouveaux programmes. Elles profitent des juxtapositions et des associations inhabituelles, en superposant les flux d’origine et d’échelle diverses. En même temps, elles redéfinissent les limites des territoires, afin de susciter l’incubation de nouveaux écosystèmes et les croisent avec précaution avec d’autres grâce à des connexions multiscalaires.

De telles stratégies ont été déployées dans les projets suivants : Synergie, le projet lauréat à Seraing (BE), Monument en pays fertile, le projet mentionné à Wien-Kagran (AT) et Savo nueva, le projet lauréat à Kuopio (FI).

La superposition de l’habitat, de la production et de la consommation devient une stratégie permettant l’introduction de programmes dans le projet lauréat Synergie, à Seraing (BE) (fig.19). Les jardins potagers partagés deviennent un atout pour les zones résidentielles, ainsi que pour la zone du marché envisagée. La surface au sol acquiert une troisième dimension en accueillant ces activités, en filtrant les flux en provenance de la zone urbaine plus large à travers le site du projet et en formant des espaces publics à la périphérie du site du projet qui pourra être connecté aux futurs développements adjacents.

Dans le cas du projet lauréat à Kuopio (FI), Savo nueva (fig.20), nous assistons à une stratégie similaire d’introduction de programmes sur deux niveaux. Le premier vise à améliorer la cohabitation entre les personnes âgées et les jeunes dans les ensembles résidentiels, le second à créer un centre culturel (le Campus Santé), qui dispose d’un bon accès routier, pour attirer les populations des alentours. L’espace public linéaire proposé agit comme un pont au-dessus des lignes de chemin de fer qui relient les sous-ensembles du projet et favorise des sous-ensembles poreux et ouverts au reste de la ville.

En ce qui concerne le projet Monument en pays fertile, mentionné à Wien-Kagran (AT) (fig.21), il devient lui-même le nœud central de ces écosystèmes malléables. Les dispositifs transversaux, les plateaux et les espaces de circulation, tels que définis par l’équipe du projet, s’entremêlent à travers le site du projet ce qui offre toutes sortes de proximités improbables entre les programmes. Des effets d’échelle surviennent lorsque les plateaux et les volumes bâtis du projet rencontrent les écosystèmes adjacents, tels que les réseaux de mobilité ou les parcs publics. Cet effet d’échelle est atteint par l’accumulation de programmes et l’utilisation de leurs éléments en tant que tampons pour gérer les proximités indésirables qui surviennent à travers les combinaisons. Par exemple, les immeubles de bureaux deviennent des barrières antibruit entre l’autoroute et les structures résidentielles. Pour souligner l’effort, toutes les parties des volumes bâtis exposées au bruit seront supprimées.

Dans les deux premiers cas, les écosystèmes malléables permettent à des programmes et des connexions de s’étendre au sein de territoires plus vastes, même si les équipes sont encore tenues de respecter les objectifs rigides du plan directeur, tels qu’ils sont mentionnés dans le cahier des charges ou dans les propositions. Dans le projet Monument en pays fertile, la superposition de toutes sortes de calendriers à l’aide d’une approche stratégique, basée sur des écosystèmes malléables, réduit le risque de créer une autre enclave isolée, contournée par les infrastructures de transport. En conséquence, l’équipe appelle à des collaborations entre des acteurs urbains issus d’écosystèmes autrefois non reliés, acteurs qui n’ont pas souvent eu l’occasion de se retrouver autour de la même table.

Éviter la non-pertinence de l’architecture dans la fabrication de la ville

En revoyant les travaux de référence, à la fois « maison » et « outre mer », relatifs à l’architecture urbanistique, nous avons découvert que la perpétuelle instabilité de l’environnement urbain, visible à travers de nombreux exemples de sites ou d’économies « à l’arrêt », remonte bien aux débuts des temps modernes et se manifeste différemment dans les villes européennes et nord-américaines. Nous avons également constaté que la volonté de l’architecture urbanistique d’engager un lien avec la « ville adaptable » a été et continuera d’être une préoccupation du concours Europan, comme en témoignent les discours et les projets contenus dans ses abondantes archives.

Nous avons étudié comment cette vision hybride pourrait être utilisée pour analyser l’éventail de propositions soumises par les équipes du concours Europan 12 (principalement par des architectes, mais aussi des architectes-paysagistes et urbanistes), afin de montrer comment l’architecture urbanistique intègre la réflexion stratégique pour naviguer dans les états de transition. En réalité, ces équipes aspirent à atteindre des objectifs plus larges par le biais de stratégies, en introduisant des tactiques qui exploitent les possibilités offertes par ces dernières. Nous avons découvert la puissance créatrice de l’incrémentalisme révolutionnaire, ainsi que l’action catalytique de la forme en tant que source de valeur ajoutée. Nous avons été agréablement surpris en constatant l’importance croissante des éléments temporels au rôle catalyseur, qui confère de la valeur ajoutée à l’espace et redynamise les sites « à l’arrêt », leur donne une forme et permet au processus de conception de faire face aux imprévus. « Penser la forme dans le temps pourrait permettre d’éviter que l’architecture ne devienne inutile » (extrait de l’interview de l’équipe du projet En pointe !, mentionné à Wien-Kagran (AT)), est la devise de cette approche.

En diversifiant les temporalités du projet grâce à des écosystèmes malléables, les équipes montrent l’intérêt d’intégrer la conception au processus de construction de la ville, en modifiant l’interaction entre les écosystèmes urbains et en favorisant des collaborations inhabituelles entre les acteurs urbains. De plus, le groupe de projets réunis sous le thème « Déploiements massifs » a démontré qu’un « projet packagé » ne peut être livré sans une méthodologie claire de réalisation – avec des feuilles de route et des plans, sous forme de diagrammes et de textes en lien direct avec les rendus architecturaux et les aboutissements possibles. Une telle approche oblige les équipes à admettre qu’un projet Europan peut ne pas avoir d’incidence à l’échelle de certains sites (Ville multiple, Donauwörth (DE)). Une fois qu’elles ont pris conscience de cela, elles peuvent passer des projets à petite échelle de l’urbanisme quotidien à des propositions de transformation des institutions urbaines. En d’autres termes, elles se comportent comme des « agents doubles » qui défendent les intérêts de leurs clients, mais aussi de ceux qui seront directement affectés par leurs interventions. Il sera intéressant de suivre leur « avenir incertain » et de voir comment les villes hôtes réagiront à la pression de propositions plus riches que celles auxquelles elles s’attendaient. Leur défi est de tirer parti de ces pratiques remarquables de l’architecture urbanistique, afin d’enrichir les méthodes selon lesquelles fonctionnent leurs institutions. En effet, c’est le rôle que les équipes primées du concours Europan cherchent de plus en plus à endosser.